Voici deux fables, tirées d’un recueil de 225 pages, publiés par Alexandre DEPLANCK à Lille en 1860, chez Horemans.
La luciole et la violette « Ma chère sœur, vous êtes folle De vouloir éclairer ce brin d’herbe le soir ! A-t-il des yeux pour la lumière ? » « Vous le parfumez la première ! Sent-il donc mieux qu’il ne peut voir ?... Des richesses que Dieu nous donne Nous ne devons priver personne. J’ai la clarté, vous la senteur, Eh bien ! Prodiguons-les, ma sœur, Sans demander pour les répandre Si le brin d’herbe sait comprendre. » Alexandre DEPLANCK, Lille 1860 |
Progrés Sous l’éperon de fer à ses flancs attaché Un coursier vigoureux se cabrait avec rage. « Pourquoi, s’écriait-il dans sa douleur sauvage, Aux steppes de l’Oural m’ont-ils donc arraché Ces cupides mortels, ces tyrans sanguinaires ? Dieux vengeurs ! sur leurs fils répandez vos colères ! Punissez leurs forfaits ! abaissez leur fierté ! Rendez moi le désert avec la liberté ! » Jupiter entendit sa plainte furieuse : « Sois libre, répond-il au coursier, je le veux. Va chercher l’oasis fraîche et mystérieuse Où bondit la cavale en ses ébats nerveux ; Va ! tes maîtres cruels sur toi n’ont plus d’empire. » Et l’ardent animal, les naseaux entr’ouverts, Hennit, frappe du pied ; à longs traits il aspire Les senteurs d’Orient qui traversent les airs. Il part. Le vent rapide est moins prompt dans l’espace. Regardez le courir ; comme la foudre il passe ; Ses jarrets frémissants dévorent le chemin. O désert ! O patrie ! il vous verra demain ! Demain !... Fatale erreur !... la steppe est disparue ; Où croissait la bruyère, apparaît la charrue ; L’homme a tout envahi ; l’esprit calculateur A sondé les forêts au seuil impénétrable, Percé les monts géants ; et l’océan de sable Ne sait plus arrêter le civilisateur. Ainsi que le coursier, je cherche la patrie ; Je cherche l’oasis, où mes rèves dorés Dans un nid solitaire écloront ignorés, Et partout j’aperçois la main de l’industrie ; Partout j’entends crier sa formidable voix : « Anathème aux réveurs, les producteurs sont rois ! » C’est l’ère du progrès !... Ce conquérant moderne Tient courbés sous le joug les peuples qu’il gouverne ; L’univers tout entier s’incline devant lui : C’est l’idole aux pieds d’or qu’on encense aujourd’hui ! Il n’est point de secrets pour son intelligence ; Chaque jour voit résoudre un problème nouveau ; La nature est vaincue, et bientôt la science, Interrogeant la vie au-delà du tombeau, Ira, dans son orgueil insolent et funeste, Disputer Dieu lui-même à son trône céleste ; Progrès, qui donc es-tu ? Sous ton masque trompeur Ne cacherais-tu pas l’égoïsme et la peur ? L’égoïsme brutal, qui fait que nos prairies, Dépouillant tout l’éclat de leurs robes fleuries, Au poète affligé montrent dans l’air brumeux Une usine criarde aux flancs noirs et fumeux ; L’égoïsme effréné qui demande sans cesse, Pour entasser toujours richesse sur richesse, Au bras du mercenaire un travail surhumain, Sans assurer jamais le pain du lendemain ? Et la peur, triste fruit des abus séculaires, La peur de perdre un seul des écus de leurs pères, N’arrive-t-elle pas dans ses lâches transports A pousser les mortels vers de nouveaux efforts ? Progrès, tu n’es qu’un mot ! Le néant t’accompagne ; A ton hideux aspect le doute aussi me gagne ; De mes illusions, fleurs écloses au ciel, Tu profanes déjà les parfums et le miel… Va-t-en !... Je veux garder ma première croyance ; Je veux vivre et mourir dans ma douce ignorance ; Et, tel que je te vois, ô monstre ! je promets De ne te point servir ni te louer jamais ! Alexandre DEPLANCK, Lille 1860 |